En Afrique de l’Ouest, plusieurs dizaines de millions de familles produisent du lait. Aujourd’hui pourtant, de par l’accroissement démographique et l’évolution des modes de consommation, la demande en produits laitiers excède les capacités de production locales. Moins de 5 % de la production des élevages sahéliens sont transformés par les laiteries. En cause : l’isolement des exploitations, leur production saisonnière et insuffisante et des systèmes de collecte peu performants. Faiblement soutenues par les pouvoirs publics, les filières locales subissent de plein fouet la concurrence internationale, opérant avec de la poudre de lait importée et bon marché.
Une filière noyée sous les excédents européens
Depuis les années 2010, l’importation de mélanges de poudres de lait écrémé et de matières grasses végétales se substitue, en Afrique de l’Ouest, aux traditionnelles poudres de lait entier. La fabrication du beurre laisse en effet aux industriels européens de grandes quantités de poudre de lait écrémé. Ce « sous-produit » est ré-engraissé avec des matières grasses végétales - souvent de l’huile de palme - puis vendu 30 % moins cher sur le continent africain. Il représente aujourd’hui près de 25 % des « produits laitiers » consommés dans la région. Pour les producteurs sahéliens, impossible de faire face à cette concurrence inéquitable. Les recherches du Cirad montrent que la faible compétitivité des produits laitiers traditionnels est liée à leur prix élevé, à la difficulté de les acheminer jusqu’au consommateur urbain et à l’absence de certifications sanitaires. Mais les termes de la compétition sont aussi déterminés par les règlementations publiques (ou l’absence de règlementations) sur la qualité et le commerce, qui sont en faveur des produits industriels.
Or, il existe un potentiel important pour développer les structures de collecte et de transformation du lait local et, avec elles, l’emploi, les revenus ainsi que la sécurité alimentaire et nutritionnelle. Intégrer l’élevage aux économies nationales pour en faire un puissant levier de développement au Sahel : c’est ce à quoi nos travaux ont contribué, via trois sphères d’action principales.
Soutenir la production et la collecte locales
Appui à la création d’un logiciel sur l’alimentation du bétail avec des intrants locaux, cartographies des réseaux de collecte, suivi des exploitations laitières, simulation des impacts socioéconomiques et environnementaux du développement des mini laiteries... Le Cirad a participé à la mise en place de systèmes innovants au Sénégal, au Mali, en Mauritanie ou encore au Burkina Faso, pour aider les acteurs à produire et collecter plus de lait localement. Aujourd’hui, l’impact des mini laiteries est nettement positif : elles fournissent des revenus importants autour des villes secondaires et constituent un modèle technico-économique facilement reproductible.
Les recherches du Cirad ont, par ailleurs, mis en évidence que les systèmes de production performants ne sont pas de grosses fermes très intensives mais des systèmes mixtes agriculture-élevage, reposant sur une intensification plus raisonnée.
La Laiterie du berger collecte localement 4 000 litres de lait par jour (soit environ 22 % du lait total, dont les poudres). Nous valorisons le lait de collecte dans des produits de meilleure valeur ajoutée (yaourt nature, lait pasteurisé). Notre objectif : booster la collecte locale (de 1,3 millions de litres à 4 millions en 2022-2023) et faire de notre laiterie une entreprise pourvoyeuse d’emplois et à impacts. Le Cirad a affuté la connaissance de notre positionnement dans le secteur laitier au Sénégal et permis de modéliser, en amont, les impacts liés à notre développement (changements socio-culturels au sein des communautés d’éleveurs, dynamiques géo-climatiques et environnementales). Ensemble, nous avons pérennisé le système d’élevage en zone de collecte, en améliorant et modernisant les modèles de production laitière. Nous sommes plus à même de valoriser le lait local dans un business model inclusif, rentable et durable, qui contribue au développement local et national en termes d’emplois, de revenus et d’économie circulaire.
Arona Diaw
Secrétaire général de la Laiterie du berger au Sénégal
Orienter les stratégies industrielles et politiques publiques
Si les poudres importées sont nécessaires à l'approvisionnement local au vu de la demande, le Cirad travaille avec les industriels laitiers et les autorités pour mieux intégrer le lait local dans leurs stratégies et politiques respectives. Le Cirad soutient les grandes campagnes de plaidoyer en ce sens et fournit des arguments aux acteurs de la société civile, dont les ONG. Les résultats sont là : les entreprises sont de plus en plus enclines à faire de la collecte locale le cœur d’une stratégie durable et rentable à long terme. Nos recherches montrent, par ailleurs, aux responsables politiques, l’intérêt de modifier les législations et les mesures fiscales, afin de favoriser le développement de la filière locale. Mise en place d’un quota minimum de collecte locale, exonération de la TVA sur certains produits locaux, taxation ciblée des produits à base de poudre ré-engraissée à l’huile de palme : les engagements des États sahéliens se multiplient. Enfin, le Cirad contribue activement à la création d’instances de concertation locale (journées mondiales du lait, observatoires locaux) pour faire dialoguer les acteurs autour de ces enjeux. Le lancement de l’offensive lait local par la Communauté économique des États de l'Afrique de l’Ouest (Cedeao) en est l’aboutissement le plus significatif.
Grâce au Cirad, nous avons compris qu’il n’y aurait pas d’industrie laitière au Sahel sans importation de lait en poudre. Or, sans industrie, pas de collecte locale. Les connaissances produites par la recherche ont permis aux acteurs (producteurs de lait, producteurs d’aliments pour le bétail, laiteries africaines, européennes, consommateurs, institutions régionales) de changer la façon dont ils se perçoivent, et ainsi, de lever l’inertie et les blocages pour identifier des opportunités de collaboration. Aujourd’hui, certaines personnes dialoguent alors qu’elles n’auraient jamais accepté de s’asseoir ensemble il y a quelques années. Nous avons organisé près de dix réunions en cinq ans pour faire germer d’autres visions chez les acteurs, autour des possibilités de faire les choses autrement. Ce dialogue, qui est la clé, est étroitement lié à la capacité qu’ont les chercheurs de dépassionner les débats et de remettre la science au cœur des interactions. En ce sens, le Cirad, qui fait de la recherche sur la base d’hypothèses, est vraiment l’incarnation d’un institut de recherche au service du développement.
Serge Aubague
Conseiller technique des programmes pastoraux de CARE Danemark au Sahel
Former les cadres de la filière laitière
À travers l’accompagnement d’une série de thèses sur la filière laitière sahélienne ainsi que la mise en place de formations, le Cirad contribue à générer un précieux corpus de connaissances et renforcer les leaders du secteur laitier. On trouve aujourd’hui nombre d’anciens doctorants ayant été co-encadrés par le Cirad dans les instituts de recherche agronomique ouest-africains, les agences internationales d’aide publique au développement (Banque mondiale, USAID) ainsi que dans les administrations.
Que reste-t-il à faire ? Travailler aux côtés des firmes laitières africaines et européennes pour promouvoir des investissements et des exportations « responsables » en Afrique de l’Ouest est un des fers de lance de nos recherches actuelles. Dans cette optique, le Cirad présentait, en décembre 2020, devant des députés européens, une étude sur les impacts environnementaux et socio-économiques des exportations européennes de poudres de lait vers l’Afrique de l’Ouest. Ce travail avec les industries privées complète notre travail de fonds d’appui aux politiques publiques, aux organisations d’éleveurs et aux agences de développement. Notre soutien à ce secteur clé pour les économies ouest-africaines de demain s’enrichit donc année après année.