Regard d'expert 19 mars 2024
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- Compensation et neutralité carbone
Compenser ses émissions de CO2 : une fausse bonne idée ?
Pourquoi la compensation carbone est-elle si séduisante pour les parties prenantes visant la neutralité carbone ?
Alain Karsenty : Cette solution est séduisante, car elle est simple. Il est généralement beaucoup moins coûteux de réduire ses émissions ailleurs que de le faire au sein de son propre périmètre, que ce soit pour une entreprise ou à titre individuel. L’entreprise ou l’individu achète ce qu’il est convenu d’appeler des « crédits carbone », qui sont générés par des projets à divers endroits de la planète. Il peut s’agir de projets dans le secteur de l’énergie, de la gestion des déchets, des forêts ou de l’agriculture.
La compensation carbone présente néanmoins deux principaux effets pervers.
Parce qu’elle donne « bonne conscience », la compensation n’incite pas à réorienter les entreprises à se tourner vers des activités moins émettrices, elle laisse se perpétuer des pratiques dommageables et ne pousse pas les consommateurs à la sobriété. Les voyageurs qui compensent leurs émissions vont, par exemple, continuer à utiliser fréquemment l’avion. Ils contribuent ainsi au développement d’une offre aérienne toujours plus large et agressive, au gigantisme et à la congestion des aéroports, etc. Les entreprises concernées vont, de leur côté, communiquer sur leur objectif de neutralité carbone sans avoir à remettre en question leur modèle économique.
Le report de l’action n’est donc en rien bénéfique.
La compensation carbone est-elle une option à rejeter totalement ?
A. K. : Pas forcément. Pour avoir un sens dans la lutte contre le changement climatique, le mécanisme de compensation doit s’inscrire dans une séquence « Éviter – Réduire – Compenser ». L’acteur économique doit d’abord chercher à éviter des émissions, en changeant ses pratiques ou en renonçant à certaines activités. S’il ne peut ou ne veut pas renoncer à certaines activités, il faut réduire, autant que faire se peut, ses émissions en optimisant ses activités. Si, au bout du processus, il reste des émissions qui n’ont pu être ni évitées ni réduites, alors la compensation peut être envisagée.
Le problème est que, dans des sociétés tournées vers la consommation, il est rare que les parties prenantes « évitent » de développer des activités génératrices de profit, mais aussi d’emplois et de recettes fiscales. Le premier terme de la séquence est donc rarement respecté. Ensuite, réduire peut coûter cher. Si une partie des émissions peut être évitée par l’optimisation des processus de production, les changements structurels coûtent souvent plus cher que l’achat de crédits carbone. Plus le prix des crédits carbone sera bas, moins les entreprises seront incitées à entreprendre ces changements structurels. Comme le nombre potentiel de projets de compensation est pratiquement illimité, la quantité de crédits carbone qu’ils peuvent générer l’est également, ce qui exerce une pression à la baisse sur leurs prix.
Certains projets de compensation peuvent néanmoins apporter des bénéfices locaux significatifs, en termes d’emplois, d’équipements, voire de partage des bénéfices de la vente de crédits carbone avec les communautés locales. D’autres sont efficaces pour réduire la déforestation ou inciter aux changements de pratiques agricoles en apportant des financements qui font défaut. D’autres encore sont plus discutables, notamment quand la compensation carbone se fait par des plantations d’arbres à croissance rapide tels que l’eucalyptus. S’ils sont mal pensés, ces projets peuvent avoir des effets néfastes sur la biodiversité, la disponibilité en eau et les sols.
Quelles sont les raisons qui font que les projets de compensation manquent de crédibilité ?
A. K. : Pour être crédibles, les projets de compensation carbone doivent remplir au moins trois conditions. Or, celles-ci sont très difficilement tenables.
En premier lieu, on trouve la condition d’additionnalité. Elle concerne aussi bien les projets dans le domaine de l’énergie que de la forêt ou de l’agriculture.
L’additionnalité d’un projet signifie que les réductions d’émission sont strictement issues des efforts associés au projet. Ainsi, les projets suffisamment profitables pour le changement climatique avant toute rémunération carbone ne devraient normalement pas pouvoir être éligibles à la compensation et émettre de crédits carbone. Or, ce critère est très difficile à vérifier, car il fait intervenir la subjectivité des porteurs de projets et des observateurs extérieurs.
Dans le domaine de l’énergie, de très nombreux projets ont, dans un passé récent, fait passer des renouvellements programmés de leurs équipements productifs pour des ruptures technologiques majeures qui ne seraient pas intervenues sans l’incitation financière des crédits carbone.
Dans le domaine forestier, des projets de plantations industrielles d’arbres destinés à la pâte à papier peuvent être suffisamment rentables sans crédits carbone, c’est-à-dire qu’ils seraient entrepris de toute manière. Par ailleurs, la très grande majorité des projets forestiers de compensation carbone (près de 90 % des crédits émis) visent de la « déforestation évitée », c’est-à-dire à protéger des forêts susceptibles d’être déboisées. Mais, la crédibilité de ces projets pose question : la stratégie du porteur consiste souvent à prédire le scénario du pire - une très forte hausse de la déforestation - pour pouvoir prétendre ensuite l’avoir évitée. Or, pour la majorité des zones forestières, on ne peut pas savoir quand elles seront déboisées ni à quel rythme. Cela dépend des prix des produits agricoles payés aux producteurs, qui dépendent eux-mêmes de facteurs imprévisibles (variation des cours des produits agricoles, des taux de change, etc.), des migrations, du climat et des changements de politique.
Les deux autres conditions sont plus spécifiques aux projets forestiers ou agricoles : il s’agit de la permanence du stockage du carbone dans les arbres ou dans les sols et de la prise en compte des fuites de carbone.
Une grande partie du CO2 émis reste dans l’atmosphère pendant plusieurs siècles et contribue ainsi au changement climatique. Plus le stock de CO2 dans l’atmosphère est élevé, plus le temps nécessaire pour évacuer le CO2 supplémentaire émis s’accroît. En outre, les puits de carbone (forêts, océans, etc.) absorbent chaque année environ la moitié du CO2 généré par nos activités. Or, ces puits sont de moins en moins puissants, notamment les forêts tropicales sous l’effet de la déforestation, des sécheresses et de la hausse des températures. Aussi, pour être réellement efficaces, les projets de compensation devraient pouvoir garantir un stockage sur carbone sur plusieurs siècles. Ce que, bien évidemment, aucun d’entre eux n’est capable de réaliser en raison de nombreux facteurs de non-permanence. Les plantations forestières sont sujettes aux incendies voire à des « méga-feux » en augmentation spectaculaire ces dernières années, mais aussi aux pathologies végétales et autres attaques de parasites. Au facteur climatique s’ajoutent les décisions politiques de changement d’usage des terres pour l’agriculture ou l’exploitation minière.
Ce n’est pas tout. Les « fuites de carbone », par déplacement des pressions économiques, constituent un autre problème qui affecte plus particulièrement les projets de déforestation évitée. Il y a des fuites directes - les paysans vont dans les forêts voisines, car ils ne peuvent plus accéder à la forêt protégée pour établir leurs cultures - mais aussi indirectes - les investisseurs « lointains » vont développer des plantations sur des formations boisées ailleurs sur le territoire. Les fuites sont pratiquement inévitables dans la mesure où elles découlent de l’accroissement de la demande en terres et produits agricoles. Or, les projets ne sont pas en capacité d’intervenir sur ces évolutions de la demande.
Il existe des certifications pour garantir la qualité des crédits carbone. Comment fonctionnent-elles ?
A. K. : Des organismes privés de certification, que l’on appelle des « standards », proposent de garantir que ces trois conditions, parmi d’autres, sont remplies pour certifier les crédits carbone émis. Les référentiels techniques de ces organismes sont plutôt solides. Cependant, les vérifications sont effectuées par des auditeurs accrédités par les standards. Or, ces auditeurs sont en concurrence sur le marché de la certification et ainsi souvent enclins à faire preuve de complaisance pour ne pas perdre leur clientèle potentielle. Quant aux standards, le fait qu’ils touchent des redevances sur chaque crédit carbone certifié suggère qu’ils ont intérêt à les voir se multiplier.
Si ces certifications ne peuvent véritablement garantir totalement la compensation, elles sont plutôt attentives aux aspects sociaux. En adoptant les principes de sauvegarde sociale développés par les grandes organisations internationales, elles protègent les populations des logiques d’accaparement des terres mises en œuvre dans le but de séquestrer du carbone. Toutefois, des conflits et évictions de populations liées aux projets de compensation carbone interviennent parfois sur les aires protégées. Les financements carbone donnent en effet les moyens aux agents des administrations de « reprendre en main » ces aires protégées au sein desquelles des populations, souvent des migrants, se sont installées. D’où les critiques de certaines ONG vis-à-vis des projets forestiers de compensation carbone, accusés de retirer l’accès à des ressources boisées et à du foncier pour ces populations.
Peut-on conclure que les forêts et l’agriculture ne devraient pas faire partie des mécanismes de compensation et des marchés carbone ?
A. K. : Tout à fait. La variabilité du vivant est trop importante pour pouvoir être prise en compte dans ces mécanismes qui demandent des garanties fortes en termes d’intégrité environnementale. Un crédit carbone est un droit d’émission qui a été attribué par un régulateur ou que l’on s’attribue à soi-même si on est le cadre d’un marché volontaire. On ne peut pas se permettre de risquer de jouer avec de la « fausse monnaie climatique ». La priorité doit être de tout faire pour éviter et réduire les émissions dans notre propre périmètre sans prétendre les avoir neutralisées en achetant des crédits incertains provenant d’un projet lointain.
Financer les transitions agroécologiques et la protection des forêts est indispensable, mais on dispose d’autres instruments. Le Costa Rica, par exemple, finance un vaste programme national de paiements pour services environnementaux à l’aide de redevances sur les carburants et sur la distribution de l’eau. D’autres ressources fiscales sont également envisageables. Une taxation efficace et croissante des émissions et des diverses atteintes à l’environnement ne sert pas seulement à dissuader de polluer, elle génère aussi des flux financiers qui doivent être utilisés pour financer ces transitions.