« Le delta du fleuve Sénégal est une région où l’on trouve de l’élevage, de l’agriculture, de la pêche et même de la sylviculture. Traditionnellement, cette « multifonctionnalité » du territoire se répartit très bien dans l’espace, mais aussi dans le temps. Par exemple, les cultures se terminent avec la récolte et on laisse ensuite passer les troupeaux pastoraux. Aujourd’hui, ces différents usages entrent en conflit. On a par exemple des aménagements hydrauliques fixes dédiés à l’irrigation que les pasteurs ne peuvent pas traverser. En privilégiant l’accès à une ressource pour une seule activité, on en exclut d’autres, et cela génère des tensions énormes ».
Djibril Diop est géographe à l’Institut sénégalais en recherche agronomique (ISRA). Il co-signe avec Jérémy Bourgoin, géographe au Cirad, l’Atlas d’un territoire en transition. Regards sur le delta du fleuve Sénégal. Leur travail met en évidence les grandes tendances de développement qu’aura connu cet espace et s’attarde tout particulièrement sur les enjeux de gestion territoriale.
Perspectives historiques, cartes, schémas, photographies : cet atlas rassemble plus de cinq années de recherches communes entre l’ISRA et le Cirad. Les deux auteurs signalent que leur travail n’a pas pour but l’exhaustivité, mais qu’il s’agit plutôt d’offrir une nouvelle perspective sur un territoire déjà très étudié. « L’idée était de porter un regard critique sur l’évolution du territoire, voulu comme complémentaires aux discours d’acteurs étatiques et privés. On espère que notre ouvrage participera à une meilleure compréhension des dynamiques territoriales dans le delta de la vallée du fleuve Sénégal, pour mieux appréhender les enjeux de développement en cours et à venir ».
Miser sur la synergie entre les activités de production
La vallée du fleuve Sénégal, située au nord-ouest du pays, est une zone où se concentre un grand nombre d’activités agricoles. Stratégique pour le développement et la sécurité alimentaire, la région a toujours été l’objet d’investissements aux retombées politiques et financières importantes. Depuis les années 1960, ce soutien se concentre principalement sur l’agriculture irriguée qui bénéficie d’aménagements et d’accès privilégiés aux ressources foncières et hydriques. Une spécialisation qui n’est pas sans créer certaines formes d’exclusion pour d’autres acteurs du territoire, comme les éleveurs pastoraux, pourtant eux aussi créateurs de richesses.
Face aux tensions liées à l’accès et à l’usage de la terre, qui augmentent avec la spécialisation du territoire, les scientifiques rappellent que le delta était pourtant façonné par sa multifonctionnalité. Sans prôner de retour en arrière, Jérémy Bourgoin souligne la force d’intégration d’une gestion partagée des ressources : « si on reporte nos efforts sur la complémentarité des activités, par exemple entre agriculture et élevage, on arrivera à mettre en place une gestion du territoire qui ne laissera personne de côté ». Djibril Diop appuie : « des synergies existent déjà entre les agro-industries et les éleveurs. Par exemple, des résidus de cannes à sucre servent de nourriture aux troupeaux tandis que la bouse de vache est utilisée dans d’autres agro-industrie comme alternative aux engrais ».
Les activités pastorales sont souvent invisibilisées par les politiques publiques, et ce malgré leur importance pour la sécurité alimentaire de la région. Les élevages mobiles de bovins sont par exemple cinq fois plus gros que les élevages sédentaires. Les routes empruntées par les troupeaux sont reliées à des marchés de lait et de viandes, faisant du pastoralisme un des piliers de la sécurité alimentaire pour le delta du fleuve Sénégal.
Dans la région du delta du fleuve Sénégal, l’élevage pastoral concerne plus de 50 000 personnes, deux fois plus que les élevages sédentaires. Les cheptels sont également bien plus gros et alimentent les marchés de viandes et de lait locaux. Malgré son poids démographique, économique et social, le pastoralisme reste peu visible sur la majorité des cartes représentant les activités agricoles du pays. De fait, il bénéficie de très peu de politiques publiques et d’investissements. Un groupe de scientifiques publient dans Land Use Policy une méthode simple d’évaluation des activités pastorales dans le delta du fleuve Sénégal et plaident pour leur inclusion dans les processus de gouvernance.
Des outils de planification déjà existants
Pour réussir à intégrer différentes activités économiques, le territoire doit miser sur une gestion qui prend en compte les besoins et les attentes de tous les acteurs. Cette planification concertée, nécessaire, peut s’appuyer sur des outils déjà existants. « Par exemple, les premiers Plans d’occupation et d’affectation des sols (POAS) datent des années 2000 au Sénégal, précise Jérémy Bourgoin. Cependant, les enjeux environnementaux et économiques ne sont plus les mêmes aujourd’hui. Les impacts du changement climatiques comme ceux de la financiarisation mondiale des terres arables modifient les rapports entre acteurs et appellent à revoir certaines règles ou outils de planification ».
Entre la croissance démographique, la raréfaction des ressources hydriques liée au changement climatique ou encore la superposition d’usages des terres, les défis de la zone sont de plus en plus pressants. « Multiplier le nombre d'outils ne semble pas être la solution la plus efficace. Nous préconisons plutôt que les acteurs publics se concentrent sur le développement d'approches déjà familières aux acteurs locaux, nécessitant simplement des ajustements pour être en conformité avec la réglementation et faciles à assimiler », insiste Djibril Diop.
L’atlas reste subjectif et orienté par un regard de géographes, répètent les auteurs. Une vision à large échelle qui n’entre pas dans les détails, mais qui amorce le débat et met l’accent sur les sources potentielles de conflits et sur les pistes à explorer pour y répondre.