Résultats & impact 16 avril 2024
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Couper moins et laisser reposer : une nouvelle gestion des forêts tropicales s’impose
Depuis plusieurs décennies, les équipes du Cirad et leurs partenaires effectuent un suivi des forêts tropicales humides pour observer leur dynamique après exploitation.
Les forêts tropicales humides couvrent actuellement 1070 millions d’hectares (Mha) dans le monde ; plus de 90 % d’entre elles se situent dans trois régions : en Afrique centrale, dans le bassin du Congo (200 millions ha) ; en Amérique du Sud, Amazonie principalement (582 Mha) ; en Asie du Sud-Est, en Indonésie, Malaisie et Papouasie (190 Mha).
On estime que 400 millions d’hectares de ces forêts sont officiellement attribués à la production de bois d’œuvre – on désigne ainsi le bois utilisé comme matériau de construction ou pour fabriquer une multiplicité de produits – par les États.
Les différents types de forêts dans le monde © Cirad
Une gestion « durable » qui ne l’est pas assez
Or il apparaît aujourd’hui que les règles d’exploitation de ce bois d’œuvre – règles fixées actuellement par la plupart des législations forestières sur des critères d’intensité de coupe et durée des rotations – ne permettent pas une reconstitution durable sur le long terme du stock de bois prélevé dans ces écosystèmes.
Ce constat remet en question les fondements de la gestion dite « durable » qui prévaut aujourd’hui… et annonce une dégradation accrue des dernières forêts tropicales humides de production. Il devient ainsi urgent d’anticiper de nouvelles sources de bois d’œuvre : les forêts naturelles ne pourront pas, à elles seules, répondre à la demande actuelle et future.
Les principes de la sylviculture tropicale et la place des forêts naturelles tropicales de production sont également à revoir complètement. Dans ce contexte, les programmes de restauration constituent une opportunité à saisir.
Des rotations pour reconstituer les stocks
Contrairement aux idées reçues, l’exploitation de bois d’œuvre en forêt tropicale ne concerne qu’un très faible nombre d’arbres d’intérêt commercial : un à trois arbres par hectare en Afrique, cinq à sept en Amazonie, plus de huit en Asie du Sud-est.
Elle est d’ailleurs dite « sélective » : seules quelques espèces – comme l’ipé ou le cumaru en Amazonie, les mérantis en Asie du Sud-Est ou encore l’okoumé et le sapelli en Afrique centrale – sont exploitées.
En pratique, seuls les arbres les plus imposants – de plus de 50 à 80 cm de diamètre – sont abattus et récoltés. La forêt est alors laissée en repos, en général entre 25 et 35 ans selon la législation du pays.
Ces périodes de repos appelées « rotation » doivent théoriquement permettre à la forêt de reconstituer le stock de bois exploité.
Les données de suivis de la reconstitution de ce stock montrent qu’en réalité ces périodes fixées par les législations forestières sont largement sous-estimées et dépendent essentiellement de l’intensité de prélèvement et du nombre d’espèces considérées comme commerciales (c’est-à-dire pour lesquelles il y a un marché porteur).
Des temps de récupération trop courts
Dès le début des années 1980, le Cirad et ses partenaires ont mis en place des dispositifs de suivi de la dynamique forestière tropicale, afin d’évaluer les effets de l’exploitation sélective sur la reconstitution du stock de bois.
La plupart de ces dispositifs sont aujourd’hui réunis au sein de l’observatoire TmFO (Tropical managed Forest Observatory).
Accumulées depuis plus de trente ans, ces informations permettent aujourd’hui de simuler les trajectoires des forêts tropicales humides exploitées selon l’intensité d’exploitation, mais aussi d’autres variables – comme la pluviométrie ou le type de sol.
Il a été ainsi possible de calculer la reconstitution de la biomasse, du volume commercial et l’évolution de la biodiversité à l’échelle du bassin amazonien et de mettre en évidence des différences notables au sein d’une même région.
Ces données montrent, d’une façon générale, que les durées de rotation de 25-35 ans en vigueur dans la plupart des pays tropicaux sont largement insuffisantes pour reconstituer totalement le volume de bois prélevé, et que la reconstitution du stock de bois prélevé ne dépasse pas 50 %, 30 ans après la première exploitation.
En revanche, la biodiversité et la biomasse semblent se reconstituer assez rapidement, en 20-25 ans ; la biodiversité demeure, à plus de 80 %, celle d’avant exploitation.
Au Brésil, diviser la récolte par deux
En Amazonie brésilienne, la législation actuelle repose sur un cycle de 35 ans, avec une intensité d’exploitation située entre 15 et 20 m3 par hectare et une proportion initiale d’espèces commerciales de 20 %.
À ce rythme, et en considérant une surface d’exploitation de 35 millions d’hectares, le niveau de production ne pourra pas se maintenir au-delà d’un cycle d’exploitation, soit 35 ans, puis déclinera chaque année jusqu’à déplétion des ressources.
Seule une réduction de moitié de l’intensité d’exploitation et un cycle de rotation de 65 ans permettrait une production durable et constante de bois d’œuvre ; dans cette situation toutefois, seuls 31 % de la demande actuelle pourraient être satisfaits…
40 % du stock reconstitué après 25 ans
En Asie du Sud-Est, la durée de rotation est de 20 à 30 ans et les intensités d’exploitation en forêt primaire, en moyenne de 80m3/ha, peuvent dépasser 100m3/ha.
Or, les données du suivi de la dynamique forestière indiquent que seule une intensité de 60m3/ha tous les 40 ans assurerait une production durable et constante au cours du temps.
Enfin, en Afrique centrale, la reconstitution du stock de bois prélevé 25 ans après exploitation est de seulement 40 %, laissant présager une reconstitution d’à peine 50 % sur une durée de rotation de 30 ans.
Baisser l’intensité d’exploitation, prolonger les rotations
Le principal dogme de la sylviculture tropicale, bâtie il y a plus d’un demi-siècle, laisse à penser que les forêts naturelles tropicales seraient capables de produire de façon soutenue et durable du bois d’œuvre ; à la lumière de nos résultats, cette position doit être totalement révisée.
En effet, le suivi des forêts tropicales après exploitation montre que celles-ci ne pourront pas à elles seules répondre à la demande de bois croissante du marché d’ici 30 ans, selon les règles établies par la plupart des législations forestières des pays tropicaux.
Dans la grande majorité des cas, la durabilité exige de réduire considérablement l’intensité d’exploitation et d’augmenter significativement la durée des rotations ; ce qui compromet malheureusement, dans le système actuel, la durabilité économique de l’exploitation sélective.
Valoriser les services rendus par les forêts
Les forêts naturelles tropicales ne peuvent plus être perçues comme une simple source de bois d’œuvre : les services environnementaux qu’elles produisent méritent d’être également pris en compte.
On pourrait, par exemple, envisager de fixer un prix du bois d’œuvre issu de forêts naturelles plus élevé que celui issu de plantations, avec des utilisations adaptées à la qualité supérieure de leur bois en comparaison avec les bois produits en plantations – et pouvant donc faire l’objet d’usages moins nobles.
Ce prix plus élevé permettrait alors d’accroître la rentabilité économique de l’exploitation de bois d’œuvre en forêt naturelle.
Il est ainsi urgent de mettre en œuvre dès maintenant une sylviculture tropicale diversifiée, alliant production de bois d’œuvre issue de forêts naturelles, de plantations mixtes, d’agroforêts (terme désignant des systèmes forestiers complexes créés par les humains, dotés d’une structure multistrate de la végétation et d’un fonctionnement écologique similaire aux forêts naturelles) et de forêts secondaires (se régénérant sur des zones déboisées laissées à l’abandon).
Le récent engouement pour la restauration forestière dans le cadre du défi de Bonn, ou la toute récente proclamation de la décennie des Nations unies pour la restauration des écosystèmes (2021-2030), sont autant d’opportunités à saisir pour mettre en œuvre cette nouvelle approche sylvicole en région tropicale.
Cependant, aucun nouveau système de sylviculture visant une production de bois durable ne saurait être mis en place avec succès sans le déploiement de politiques volontaires et efficaces de lutte contre l’exploitation illégale et la déforestation, qui continuent à fournir le marché du bois à moindres coûts et concurrencent tout système d’exploitation visant la durabilité à long terme.
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation le 2 septembre 2021.