Les forêts tropicales du Bassin du Congo, d’Amazonie et d’Asie du Sud-Est représentent le 2e puits de carbone au monde et abritent près de 80 % de la biodiversité terrestre. Elles constituent donc un enjeu majeur au sens de l’économie et de la survie humaine. Mais le risque est grand de voir disparaître leurs bénéfices face à la dégradation subie depuis des décennies et encore aujourd’hui. Il est donc vital de préserver ce qu’il en reste et de les gérer de façon durable.
Le rôle fondamental des données de terrain
Dans cette optique, comprendre le fonctionnement de ces écosystèmes forestiers est capital. Les données constituent la base de la connaissance, et plus encore, de la décision. Elles s’obtiennent par deux voies principales : les satellites et la télédétection d’un côté, les observations de terrain de l’autre. Les images satellitaires fournissent une information globale et rapide, qui permet de modéliser la structure et la dynamique de ces forêts. Néanmoins, elles doivent inévitablement être complétées par des informations de terrain issues des inventaires forestiers pour calibrer ces modèles, et permettre une vision de l’état et du suivi à la fois biologique, écosystémique et socio-économique de ces forêts. Ces données récoltées in situ permettent notamment de mieux représenter la diversité des sous-types forestiers, de modéliser leurs dynamiques respectives et de les coupler aux suivis de télédétection pour extrapoler à l’échelle des bassins.
Par exemple, « En Afrique centrale, dix grands types de forêts ont été identifiés*, souligne Pascal Bonnet, adjoint au directeur du département Environnements et Sociétés du Cirad. Aujourd’hui, nous disposons de données fiables pour seulement la moitié d’entre eux environ. Or nous aurions besoin d’étendre cette connaissance à l’ensemble de ces types forestiers, et par exemple d’intégrer des sites en RDC, plus grand pays forestier du Bassin du Congo. »
Ces données sont de différentes natures : biodiversité de la flore et de la faune, biomasse et carbone stocké, activités socio-économiques, etc. Elles permettent de mesurer les évolutions dans le temps, de modéliser les comportements et de faire des prédictions. À ce titre, elles constituent potentiellement les fondements de l'analyse permettant la mise en place de politiques publiques afin de répondre aux enjeux sociaux et écologiques et d'apporter des solutions durables aux populations et aux entreprises. Elles permettent en particulier d’améliorer les plans d’aménagement des concessions forestières et leurs règles d’exploitation afin de garantir la durabilité des services écosystémiques qu’elles fournissent.
Des partenariats de confiance pour la collecte et l’agrégation des données
Afin d’obtenir ce résultat, des partenariats de confiance, à l’origine de réseaux scientifiques et de partenariat publics privés, sont essentiels. Ils rassemblent une diversité de parties prenantes de la chaine d’information, depuis les mesures initiales jusqu’à l’usage des résultats d’analyse par les décideurs, voire un public élargi. Les réseaux qu’ils constituent assurent la gouvernance des stations expérimentales sur le terrain et des plateformes de données et contribuent à fournir des informations clés issues de la recherche forestière.
Certains sites, comme Paracou en Guyane ou Mbaïki en République centrafricaine, sont connus comme des « supersites » de référence et lieux emblématiques d’une recherche de long terme. En activité depuis une quarantaine d’années, ils produisent, de grandes quantités de données de qualité qui permettent de répondre à une multitude de questions sur les grands massifs tropicaux qu’ils couvrent : la dynamique de forêts exploitées, leur reconstitution, le comportement des forêts encore non exploitées, mais aussi l’impact de l’exploitation sur la biodiversité, les stocks et les flux de carbone ou encore celui du changement climatique sur les peuplements. Malgré leur importance, l’avenir de ces sites est menacé en raison de leur mode de financement inconstant, fondé essentiellement sur des projets.
DynAfFor, financé par le Fonds français pour l’environnement mondial, est l’un de ces projets. Mbaïki en est l’un des principaux sites de référence où l’on mesure, depuis 1982, l’accroissement des arbres, l’évolution des communautés d’espèces, la phénologie bimensuelle pour certaines espèces, etc. Mis en œuvre dans dix sites d’Afrique centrale, DynAfFor a permis de faire des recommandations pour améliorer la durabilité des règles d’exploitation en intégrant les nouvelles connaissances sur l’écologie des espèces exploitées et la variabilité des conditions environnementales.
Mis en œuvre dans dix sites d’Afrique centrale, le projet vise à définir des règles d’exploitation durable du bois intégrant le fonctionnement écologique des populations d’arbres et des peuplements et la variabilité des conditions environnementales.
La station de Paracou s’étend, quant à lui, sur 125 hectares en Guyane. En activité depuis 1984, il est dédié à l’étude du changement climatique et son impact sur la forêt amazonienne. Il a depuis permis de cartographier 70 000 arbres qui sont périodiquement mesurés. Paracou contribue également à de nombreux réseaux scientifiques. Par exemple le réseau Guyafor, qui fédère les sites d’observation en Guyane française, est à la fois un observatoire et un outil de surveillance à long terme des forêts guyanaises.
Ces sites ont permis de renforcer des réseaux thématiques à travers différents projets et partenariats. L’Observatoire des forêts tropicales aménagées (TMFO) et plus spécifiquement en Afrique centrale le collectif Dynafac, le projet DynAfFor ou encore le projet P3FAC, dans le cadre d’un partenariat public-privé.
Les dispositifs de recherche et de formation en partenariat comme le réseau de recherche sur les forêts d’Afrique centrale (R2FAC) ou le dispositif Forêts, agricultures et territoires en Amazonie - Amazonie constituent des plateformes d’échanges et d’émulation scientifique contribuant à la bonne gouvernance de ces systèmes de collecte et d’utilisation des données indispensables pour comprendre l’évolution des territoires forestiers.
« La forêt a une dynamique lente et complexe, souligne Vivien Rossi, expert en biostatistique au Cirad. Il faut l’observer longtemps pour espérer la comprendre. En Afrique centrale, nous avons commencé à installer des dispositifs de suivi avec nos partenaires depuis plus de 40 ans. Nous avons récemment formalisé ces partenariats historiques entre institutions scientifiques au travers du réseau R2FAC afin d’augmenter l’impact de nos travaux et soutenir les jeunes chercheurs et chercheuses de la région. »
Comment améliorer les politiques et les stratégies d’intervention aux différentes échelles pour assurer à long terme la préservation des forêts du bassin du Congo, la sécurité alimentaire des populations et l’accroissement des moyens de vie ?
La diversification des sources de données est également un gage de pérennité du suivi forestier. Outre des dispositifs opérés par les organismes de recherche, ces indispensables données de terrain peuvent provenir des concessions forestières, sous couvert de contrats de confiance avec la recherche – le Cirad en est bénéficiaire, et de projets scientifiques spécifiques.
L’implication nécessaire des communautés villageoises
Néanmoins, ne permettent pas de couvrir toutes les composantes de la biodiversité des territoires forestiers, notamment en ce qui concerne la faune et la gestion durable des territoires des communautés villageoises. Au Gabon, afin d’obtenir des droits sur la faune de leurs territoires, les communautés s’engagent à mettre en place des forêts communautaires. Elles doivent alors réaliser un inventaire des ressources et un plan simple de gestion. Pour les accompagner dans cette démarche, le Cirad a développé, avec le ministère en charge des Eaux et Forêts dans le cadre du programme Sustainable Wildlife Management (SWM), des systèmes collaboratifs et participatifs d’information pour la prise de décision. Ces systèmes permettent de rassembler des données sur les prélèvements de la chasse et sur le comptage d’espèces de faune sauvage. Ils se basent sur des images issues de pièges photographiques (camera traps) mobilisant l’intelligence artificielle. Les communautés utilisent alors ces données pour ajuster leurs prélèvements de faune.
Les citoyens doivent aussi être mis à contribution à travers ce que l’on appelle la science participative dont l’application Pl@ntNet est un parfait exemple.
Initiée il y a près de dix ans par des chercheurs de quatre organismes (le Cirad, INRAE, l’Inria et l’IRD), l’application Pl@ntNet permet d’identifier une plante en photographiant l’une de ses parties. Quelques 29 000 espèces sont aujourd’hui référencées sur cet outil scientifique, dont l’application a été téléchargée plus de 16 millions de fois partout dans le monde. Pl@ntNet a fait l'objet d'une étude de cas ImpresS ex post.
L’acquisition de données sur le temps long, un enjeu crucial
Acquérir ces données de terrain constitue donc un enjeu crucial. En témoigne l’exemple d’une étude internationale, fondée sur un jeu de données exceptionnel portant sur l’inventaire de plus de 6 millions d’arbres répartis dans cinq pays. Cette étude a mis en lumière la composition des forêts tropicales d’Afrique centrale et leur vulnérabilité à l’augmentation des pressions climatiques et humaines attendues dans les prochaines décennies.
Une étude internationale, coordonnée par des chercheurs de l’IRD et du Cirad, révèle la composition des forêts tropicales d’Afrique centrale et leur vulnérabilité à l’augmentation des pressions climatiques et humaines attendues dans les prochaines décennies. Grâce à l’utilisation d’un jeu de données exceptionnel – portant sur l’inventaire de plus de 6 millions d’arbres répartis dans cinq pays – les chercheurs ont réalisé les premières cartes continues de la composition floristique et fonctionnelle de ces forêts, leur permettant d’identifier les massifs les plus vulnérables. Ces résultats sont publiés dans la revue Nature le 21 avril 2021.
La pérennisation de ces sites ainsi que des activités de recherche qui y sont associées est un défi permanent. Elle est d’autant plus importante que les écosystèmes forestiers ont une dynamique écologique qui s’inscrit sur le très long terme.
D’où l’importance de construire des partenariats durables et de confiance avec toutes les parties prenantes de la forêt et de former les générations d’experts et d’expertes au savoir-faire du suivi et de l’analyse de l’évolution des forêts.
Dataverse Cirad
Le Dataverse du Cirad permet aux chercheurs et aux chercheuses de l‘établissement de préserver, diffuser et valoriser les données de recherche qu’ils produisent ou coproduisent avec leurs partenaires du Nord et du Sud.
Par exemple, le jeu de données « chasse » du projet SWM Gabon est publié sur le Dataverse Cirad. Cette base de données n’a pas d’équivalent publié sur le marché des données.
One Forest Summit & One Forest Vision
Initié lors de la COP27 climat en novembre 2022 à Charm el-Cheikh, par le président de la République gabonaise Ali Bongo Ondimba et le président de la République française Emmanuel Macron, le One Forest Summit s’est tenu à Libreville au Gabon le 1er et 2 mars. Ce sommet s’inscrit dans la série des One Planet Summit organisés par la France depuis 2017, dédiés aux enjeux mondiaux. Le projet One Forest Vision en est issu. Il prévoit de cartographier les forêts tropicales humides des trois grands bassins forestiers mondiaux du Congo, d’Amazonie et d’Asie du sud afin de mieux les préserver.
* Rejou-Mechain M., Mortier F., Bastin J.-F., Cornu G., Barbier N., Bayol N., Bénédet F., Bry X., Dauby G., Deblauwe V., Doucet J.-L., Doumenge C., Fayolle A., Garcia C., Kibambe Lubamba J.-P., Loumeto J.J., Ngomanda A., Ploton P., Sonké B., Trottier C., Vimal R., Yongo O.D., Pélissier R., Gourlet-Fleury S., 2021. Unveiling African rainforest composition and vulnerability to global change. Nature, 593, 90-94